Dolmen 3

J'avais toujours su qu'elle
reviendrait à Lands'en.
À vrai dire je l'attendais même plus tôt. Mais l'essentiel était qu'elle
soit là. À temps pour que le destin prévu de longue date s'accomplisse
enfin.
Et que j'en aie ma part.
La nuit tombait sur le port quand le bateau taxi la débarqua sur le quai
désert balayé par la pluie. De la silhouette qui mit pied à terre on ne
distinguait qu'une masse de cheveux blond vénitien s'échappant d'un
bonnet, et le ventre arrondi tendant la toile imperméable du ciré.
Que Marie Kermeur ait préféré ce moyen de transport privé au bac qui
assure la liaison régulière en disait long sur son désir de passer
inaperçue.
Mais pour si discrète que fût son arrivée, dès le lendemain nul
n'ignorait que la fille de Ryan était revenue à Lands'en. Chez elle.
Après deux ans d'absence.
Seule, et sur le point d'accoucher.
Ce retour en surprenait plus d'un. En dérangeait beaucoup. Et enflammait
les esprits des plus superstitieux.
Personne n'avait oublié les drames qui avaient endeuillé l'île deux ans
auparavant. La mort de Gildas et Loïc Kermeur, d'Yves Pérec, de
Gwenaëlle Le Bihan, celles d'Yvonne et du vieil Arthus — encore que
rares étaient ceux qui pleuraient la perte des deux derniers — étaient
gravées dans toutes les mémoires.
Mais personne n'en parlait. Jamais. Comme si taire le passé avait une
chance quelconque de le voir se dissoudre sur l'échelle du temps.
Une attitude puérile. Et vaine.
Car si les menhirs de Ty Kern avaient cessé de saigner, leurs
silhouettes massives se dressaient toujours sur la falaise, comme autant
de témoins de cicatrices encore à vif. Et le site figurait désormais en
bonne place comme curiosité régionale dans les guides touristiques.
Par chance on était mi-février et les touristes avaient mieux à faire
que de venir du continent se perdre sur cette île du bout du monde
battue par les vents.
Alors il suffisait d'éviter Ty Kern pour garder l'illusion que rien
n'était arrivé.
Une illusion que le retour de Marie faisait voler en éclats.
Et si cette femme apportait à nouveau le malheur avec elle ?
Même si la question n'était pas posée, elle était sur toutes les lèvres.
La rumeur disait qu'elle projetait de s'installer dans l'appartement du
phare, ce qui acheva d'attiser les superstitions avant même qu'elle ne
prenne possession des lieux.
Quel besoin avait-elle de se réfugier là, en surplomb d'une crique où
elle avait failli périr noyée à sa naissance, et où tant de ses proches
avaient perdu la vie ?
Comment supportait-elle d'arpenter jour après jour cette lande peuplée
de fantômes, à l'ombre des géants de granit dont la simple présence
semblait la menacer ?
Si Milic et Jeanne, ses parents adoptifs, en avaient conçu quelque
aigreur, ils l'avaient gardée pour eux. Ils avaient juste fait passer le
mot de ne pas la déranger. Marie était une enfant de l'île. Si elle
avait besoin de solitude, soit, chacun respecterait son choix. Pour être
honnête, personne n'avait envie d'aller traîner là-bas.
Moi-même me contentais de l'observer de loin.
Ventre arrondi remontant doucement au vent sur le sentier escarpé des
douaniers, s'offrant parfois à la douce caresse du soleil entre deux
volées d'embruns. Et autant de regards douloureux jetés à l'horizon.
Je surveillais cette femme que la maternité aurait dû épanouir, et qui
promenait une indicible tristesse sur la falaise escarpée. Je la
connaissais trop bien pour ne pas deviner les affres dans lesquelles
cette naissance imminente la plongeait. Les souvenirs qu'elle ravivait.
Les cauchemars qu'elle réveillait. Les questions et les angoisses qui
l'habitaient.
En d'autres circonstances, j'aurais sans doute pu la rassurer, ou pour
le moins essayer, mais j'avais trop à gagner à la laisser se perdre.
Je la vis se diriger vers le phare et disparaître à l'intérieur en
songeant qu'elle serait bientôt délivrée.
La nuit prochaine ce serait la nouvelle lune.
La lune noire.
Et le destin s'accomplirait. Sans elle.